Une relation très spéciale - Pourquoi le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE va se poursuivre

11 November 2010

Avec le soutien de

La traduction française de ce rapport a été soutenue financièrement
par l'Union européenne.

Synthèse

Le sentiment selon lequel le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE risque d'échouer de manière imminente, largement partagé parmi les observateurs, est présent depuis le tout début de ce processus. Toutefois, contrairement à ce qu'en dit la sagesse populaire, le risque d'un « déraillement » des négociations d'adhésion est minime. La raison de cela est à la fois manifeste et rassurante : il n'est ni dans l'intérêt de la Turquie, ni dans celui de l'UE, de faire dérailler le train de l'adhésion.

Nous prédisons que même dans dix ans, le processus d'adhésion sera toujours en marche, à moins que la Turquie n'ait rejoint l'UE d'ici-là. Au jour d'aujourd'hui, la relation entre la Turquie et l'UE ressemble en effet à un mariage catholique : le divorce n'est envisageable pour aucune des deux parties. La seule question pertinente est alors de savoir si le couple sera ou non heureux, et la seule forme de partenariat spécial acceptable aux yeux de la Turquie et de la grande majorité des États membres de l'UE est celui qui les lie à l'heure actuelle : un processus d'adhésion ouvert.

Les négociations actuelles ne pourront prendre fin ou être suspendues que de deux manières possibles : soit la Turquie abandonne et se retire de la table des négociations, soit les États membres de l'UE décident d'une suspension. Le premier scénario supposerait au préalable une réorientation politique interne majeure en Turquie, qui est très peu probable. Il est tout aussi difficile d'imaginer un scénario dans lequel les États membres opposés à l'entrée de la Turquie parviennent à suspendre les négociations – ce qui non seulement irait à l'encontre de leurs intérêts, mais n'est en outre pas en leur pouvoir. Les voix combinées de l'Allemagne, de la France, de la Grèce, de Chypre, des Pays-Bas et de l'Autriche (pour citer quelques-uns des pays où le scepticisme vis-à-vis de l'entrée de la Turquie dans l'UE a joué un rôle important dans les débats) seraient insuffisantes pour atteindre la majorité de 255 voix au Conseil nécessaire à la suspension du processus de négociation. A moins d'un retour aux atteintes aux droits de l'Homme pratiquées dans les années 1990, de la réintroduction de la peine de mort ou d'une prise du pouvoir par les militaires en Turquie, l'UE ne peut pas unilatéralement interrompre un processus dans lequel elle s'est engagée conformément au cadre de négociation. Toutes les cartes se trouvent ainsi entre les mains des politiciens turcs.

Il y a un sentiment largement partagé en Turquie que l'UE a continûment exercé une certaine discrimination envers ce pays. Pourtant, depuis 1999, la Turquie s'est plus qu'à son tour vu accorder le bénéfice du doute. Elle a ainsi obtenu le statut de candidat en 1999 sans avoir rempli les critères fixés par l'UE en matière de droits de l'Homme. En 2004, alors qu'elle ne remplissait que « suffisamment » les critères politiques de Copenhague, la Turquie a été autorisée à entamer les négociations d'adhésion – devenant le premier et le seul pays candidat à bénéficier d'une telle largesse. Il s'agissait là d'une politique active d'encouragement qui a porté ses fruits, dans l'intérêt européen.

Dans le même temps, toute évaluation objective conclurait que la Turquie est encore assez loin de remplir toutes les conditions préalables à l'adhésion. Le bilan du pays en matière de droits de l'Homme – quoique grandement amélioré par rapport à la dernière décennie – est encore bien loin de satisfaire aux critères européens.  Les restrictions apportées à la liberté d'expression, le nombre de mineurs en prison (2 460 en juillet 2010) et la situation des femmes (la Turquie a été classée par l'ONU à la 101ème position sur 110 pays au niveau de l'indice de la participation des femmes en 2009, et à la 126ème position sur 134 au niveau de l'Indice d'inégalités de genre en 2010) sont toutes des causes d'inquiétudes sérieuses. L'UE s'inquiète aussi de la situation économique et sécuritaire en Anatolie du sud-est, de loin la région la plus pauvre d'Europe.

Dans le domaine de l'abrogation éventuelle du régime des visas, l'UE a par contre fait preuve de discrimination à l'égard de la Turquie. Dès lors, une manière simple de montrer que la conditionnalité de l'UE vis-à-vis de la Turquie demeure « stricte, mais équitable » s'impose : offrir à Ankara une feuille de route en matière de visas similaire à celles qui ont été données aux pays des Balkans occidentaux. Une fois que les conditions fixées par la feuille de route seront remplies, les citoyens turcs devraient pouvoir voyager au sein de l'UE sans visa. L'exemption de visa est un droit dont bénéficient les citoyens d'Europe centrale (depuis le début des années 1990), et la plupart des habitants des Balkans (depuis 2009). L'UE a déjà promis un tel régime à la Turquie dans l'Accord d'Association de 1963. Une telle procédure crédible de libéralisation des visas fournirait une preuve tangible aux citoyens ordinaires que l'UE demeure engagée dans une perspective d'intégration future. Elle pourrait aussi s'avérer être un outil utile pour promouvoir la mise en œuvre de politiques antidiscriminatoires et encourager des améliorations supplémentaires de la situation des droits de l'Homme en Turquie. Ceci contribuerait également à faire baisser le nombre encore élevé de demandes d'asile accordées de nos jours à des citoyens turcs par des pays de l'UE. Un tel processus de réforme s'inscrirait dans une approche gagnant-gagnant, autant pour l´UE que pour la Turquie, et donnerait aussi un coup de fouet au processus d´adhésion.

I. L'apocalypse reportée

En octobre 2005, l'Union européenne a ouvert des négociations d'adhésion avec la Turquie, quinzième économie mondiale. Depuis, la Turquie s'est efforcée d'adapter une immense partie de sa législation aux quelques 130 000 pages de règles et règlements s'appliquant à tous les pays membres. Le rythme des négociations d'adhésion, mesuré à l'aune du nombre de chapitres ouverts et refermés, a été lent. Depuis 2005, la Turquie a ainsi ouvert 13 chapitres, et n'en a refermé qu'un seul. La Croatie, qui a entamé ses négociations d'adhésion au même moment, a ouvert 33 chapitres, et en a déjà refermé 25. Il n'est alors guère étonnant que les dernières années aient assisté à une montée des craintes de voir le processus d'adhésion de la Turquie s'interrompre.

Dans la plupart des cas, les opposants à ce processus ont mentionné une des quatre « idées communément partagées » suivantes :

  1. Le processus va « exploser » (un désaccord fondamental au sujet des politiques à mettre en place va faire « dérailler » les négociations).
  2. Le processus va « agoniser et rendre son dernier soupir » (les deux camps ne trouveront plus de chapitres à négocier).
  3. Le processus est voué à l'échec en raison de l'islamophobie des Européens, de leur partialité à l'égard de la Turquie, et de l'opposition populaire envers la Turquie dans certains États membres importants.
  4. Le processus est voué à l'échec parce que les élites turques ne sont pas disposées à faire de concessions sur des questions politiques clés et à adopter effectivement les standards européens.

Ceux qui croient en un ou plusieurs de ces scénarios concluent que le processus d'accession est déjà lettre morte, et que s'il peut continuer, aucun des deux camps ne le prend plus suffisamment au sérieux pour consentir de faire les efforts nécessaires à sa réussite.

En réalité, de telles conjectures sont déplacées. Le processus d'adhésion de la Turquie est bien plus résistant que ce qui peut apparaître au premier abord, que ce soit aux chocs extérieurs, à la rhétorique politique, ou à la fatigue de l'élargissement. La relation actuelle entre la Turquie et l'UE ressemble à un mariage catholique. Le divorce ne constitue aucunement une option. La véritable question, qui importe manifestement aux deux camps, est de savoir si le couple peut être heureux ensemble. Et la seule « relation particulière » acceptable aux yeux de la Turquie et de la vaste majorité des États membres est celle qui est aujourd'hui en place : un processus d'adhésion ouvert.

II. Sagesses populaires et adhésion de la Turquie
1. Premier scenario : le déraillement

Le sentiment largement partagé parmi les observateurs – en Turquie et ailleurs – selon lequel le processus d'adhésion pourrait être voué au désastre est présent pratiquement depuis le début. En juin 2006, le Commissaire à l'élargissement lui-même, Olli Rehn, a parlé d'un possible « déraillement » des négociations à cause de la question chypriote. Dans un article de septembre 2006, la BBC a de son côté annoncé : « Un accident turc menace l'Europe ». Une étude du European Policy Centre a de son côté posé la question : « Catastrophe ferroviaire ou déraillement temporaire ? » A peu près au même moment, la Chambre de commerce d'Ankara écrivait dans un rapport : « la Turquie a été happée sous le train ».

Le scénario de l'apocalypse a ressurgi à la fin de l'année 2008, avec la publication en ligne SETimes indiquant que « la Turquie pourrait faire face à un "déraillement" de sa perspective européenne l'année prochaine. » En octobre 2009, Mehmet Ozcan, de l'Organisation pour la recherche internationale et stratégique d'Ankara (USAK) a mis en garde contre un possible « déraillement du processus d'adhésion en décembre ». Les métaphores ferroviaires ont ainsi connu un grand succès auprès des commentateurs. Une recherche Google avec les termes « Turquie », « déraillement », et « adhésion » recueille entre 7 500 (en anglais) et 7800 (en français) résultats.

En dépit de ces conjectures, le risque réel d'un « déraillement » est minime. Au cours des dernières années, un certain nombre d'événements ont provoqué ces propos sur un déraillement imminent : la non-ratification du Protocole d'Ankara par la Turquie, qu'elle avait pourtant signé en 2005, et qui étendrait l'union douanière Turquie-UE à Chypre, les élections présidentielles de 2007 en France, qui ont porté au pouvoir Nicolas Sarkozy, les élections parlementaires en Allemagne de 2005 (à la suite desquelles Angela Merkel est devenue chancelière) et de 2009 (qui ont vu le SPD, favorable à l'adhésion de la Turquie, passer dans l'opposition). Toutefois, aucun de ces événements n'a engendré le désastre annoncé.

La raison de cela est d'une évidence rassurante. Si le déraillement n'a pas eu lieu, c'est tout simplement qu'il n'est ni dans l'intérêt de la Turquie, ni dans celui de l'UE, de mettre un terme aux négociations d'adhésion avant longtemps. La vaste majorité des États membres de l'Union conçoit encore l'adhésion de la Turquie comme une aubaine potentielle pour l'Europe. Le gouvernement turc, quant à lui, conçoit encore le processus d'adhésion comme une aubaine pour la Turquie.

Les négociations ne peuvent en tout état de cause prendre fin ou être suspendues que de deux manières possibles : soit la Turquie abandonne et se retire de la table des négociations, soit les États membres de l'UE décident d'une suspension. Le premier scénario nécessiterait au préalable un changement politique majeur en Turquie. Même si les Turcs peuvent commencer à ne plus croire en ce processus d'adhésion, un tel changement demeure très improbable. Dans le futur proche, on verrait difficilement l'AKP – ou même l'opposition actuelle – tourner le dos à la priorité du pays en matière de politique étrangère fixée depuis longtemps et s'aliéner les nombreux Turcs qui continueraient de préférer le processus d'adhésion. 

Les raisons pour lesquelles aucun gouvernement turc ne considérerait qu'il est dans son intérêt de se retirer de la table des négociations sont nombreuses. La première est évidente : l'arrêt du processus serait perçu, en Turquie et dans le monde, comme un échec. S'il n'y a pas de raison d'admettre sa défaite, pourquoi le faire ? La Turquie n'a pas quitté le Conseil de l'Europe au cours des années 1990, alors que le pays se trouvait sous le feu d'intenses critiques liées à des violations massives des droits de l'Homme. Elle n'a pas non plus mis fin à son statut de pays associé à l'Union européenne à une époque de critiques mutuelles et de tensions majeures avec la Grèce. Pourquoi alors maintenant se détourner d'un processus qui a rehaussé sa stature dans son voisinage et dans le monde ?

La seconde raison est économique. Le processus d'adhésion, entamé avec la candidature turque en 1999, a coïncidé avec une période de croissance économique sans précédent. Entre 2002 et 2008, le PIB du pays a connu une croissance d'environ 6 pourcent par an. Entre 2002 et 2006, le PIB par habitant a plus que doublé, de 3 400 USD à 7 365 USD (2 417 € à 5 236 €). En 2009, le PIB par habitant est estimé à 8 248 USD (5 863 €). Bien que la Turquie ait eu des échanges commerciaux avec l'UE et ses États membres depuis des décennies, et ait fait partie de l'Union douanière depuis 1995, ce n'est qu'au cours des dernières années qu'elle a commencé à attirer des investissements directs étrangers (IDE) substantiels. Les IDE – dont plus des deux tiers proviennent de l'UE – ont monté en flèche, de moins de 1 milliard de dollars US en 2000 à 20 milliards en 2007. Ils se sont maintenus à 8 milliards de dollars US en 2009, malgré la crise économique mondiale.

S'il est toujours difficile de quantifier la corrélation entre le processus d'adhésion à l'UE et une croissance économique durable – le boom récent n'aurait pu avoir lieu sans une série de réformes économiques lancées en 2001 et entretenues depuis – le lien entre les deux est indéniable. Ce n'est ainsi pas une coïncidence si tous les autres pays candidats, de la Pologne à la Bulgarie, ont connu de fortes hausses de leurs PIB et IDE après avoir accédé au statut de candidat.

Le processus de rapprochement avec l'UE a grandement réduit l'incertitude des investisseurs. Comme l'explique l'économiste Mehmet Ugur : « la conditionnalité du FMI et de l'UE, la manière explicite dont le gouvernement AKP a déclaré vouloir « faire siennes » leurs prescriptions, et la perspective de commencer les négociations d'adhésion en 2005 ont été autant de facteurs qui, ensemble, ont contribué à créer un environnement unique favorisant le redressement et la croissance économique depuis 2002. » Il y a aussi les problèmes concrets de l'accès de la Turquie aux capitaux et du coût de l'emprunt. Comme le souligne Ugur : « Toutes les grandes organisations internationales (FMI, Banque mondiale, OCDE, etc.) ainsi que toutes les principales banques internationales et les agences de notation ont favorablement accueilli le processus d'adhésion à l'UE, comme socle de stabilité et de croissance économique pour la Turquie. » Comme l'a fait observer un autre économiste, Refik Erzan, en 2007, le respect par le gouvernement de la voie de l'adhésion a été perçu comme une garantie par les milieux d'affaires turcs et internationaux. De plus, en grande partie grâce à l'impact du processus d'adhésion,

« la Turquie a obtenu les meilleurs résultats sur l'Indice des obligations des marchés émergents (EMBI) depuis 2003, malgré son fort déficit budgétaire. Jusqu'à très récemment, le pays a bénéficié d'un moins grand écart de taux actuariel [spread de crédit] que le Brésil. Ceci est généralement interprété comme le bonus apporté par l'UE. »

Une période de croissance économique sans précédent, 20 milliards de dollars supplémentaires d'IDE, un accès facilité de manière significative aux marchés de capitaux… Au-delà des facteurs politiques, il serait tout à fait déraisonnable pour la Turquie de mettre tout ceci en danger en se retirant de la table des négociations – et une telle manœuvre semble donc très improbable.

Certains avancent que la croissance récente – en 2010, les estimations indiquent une croissance du PIB turc de 8 pourcent, soit la plus forte en Europe – tendrait à montrer que la Turquie « n'a plus besoin de l'UE ». Il ne s'agit en fait là que de démagogie. La Turquie est encore parmi les pays les plus pauvres d'Europe (et demeure le membre le plus pauvre de l'OCDE en PIB par habitant). Qui plus est, le pays a connu des périodes de forte croissance dans le passé (au cours des années 1950, des années 1960, et au milieu des années 1980), mais il a à chaque fois vu ses efforts visant à rattraper son retard avec l'Europe anéantis par l'instabilité. Cette série de cycles d'expansion et de récession depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est trop récente pour qu'une interruption des négociations d'adhésion ne vienne pas troubler les investisseurs sérieux. Le mois dernier, une étude publiée dans The Economist a vanté la transformation de la Turquie. Toutefois, une autre étude de l'hebdomadaire, consacrée à la Grèce en 2002, qui avait pour titre « Prométhée défait de ses liens » était tout aussi optimiste. Dans les temps difficiles, un point d'ancrage crédible est toujours bienvenu – et l'ancrage fourni par le processus d'adhésion à l'UE a un coût tout à fait modeste.

Il est tout aussi difficile d'imaginer un scénario où les adversaires de l'adhésion turque au sein de l'UE parviendraient à suspendre les négociations – pas simplement parce qu'une telle suspension irait contre leurs intérêts : elle n'est simplement pas en leur pouvoir. Prenons le « scénario catastrophe » : les négociations sur Chypre échouent complètement, le Parti pour la liberté de Geert Wilders commence à dominer le débat sur l'élargissement aux Pays-Bas, les gouvernements turco-sceptiques français, allemand et autrichien restent en place, et la Grèce rejoint (ou retrouve) le camp anti-Turquie dans un geste de solidarité avec Chypre. Les opposants à l'adhésion turque pourraient-ils alors unir leurs forces pour mettre un terme aux négociations d'adhésion ?

Selon le Traité de Lisbonne, la décision de suspendre les négociations nécessite le soutien d'une majorité qualifiée des États membres de l'Union européenne. Etant donnée la pondération actuelle des voix au sein du Conseil de l'UE, les votes combinés de l'Allemagne, de la France, de la Grèce, de Chypre, des Pays-Bas et de l'Autriche – soit 97 voix au total – sont très loin des 255 voix qui seraient nécessaires pour forcer la clôture du processus de négociation. Quand bien même plusieurs autres pays viendraient à se joindre à ce groupe, on serait encore loin d'obtenir une majorité qualifiée.

Selon les dispositions transitoires du traité, le système décrit ci-dessus doit expirer en octobre 2014. Après cette date, les sceptiques auront besoin d'une majorité d'au moins 55 pourcent des États membres, représentant au moins 65 pourcent de la population de l'Union, pour obtenir une suspension du processus d'adhésion de la Turquie, soit une éventualité aussi peu probable que précédemment. Comme l'a fait observer Marc Pierini, Chef de la délégation de la Commission européenne en Turquie, au cours d'une conférence organisée en octobre 2010 : « La vaste majorité des États membres de l'UE ne veut pas que ces négociations s'arrêtent. C'est aussi simple que cela. »

Il faudrait plus qu'un revers politique sur la question de Chypre – ou même l'ascension d'un nouveau dirigeant politique européen important opposé à l'adhésion turque – pour changer la donne. Même pour les politiciens chypriotes les plus intransigeants, l'arrêt du processus d'adhésion de la Turquie serait contre-productif. Après tout, le processus constitue le seul moyen de pression tangible de Nicosie sur Ankara.

Il se peut que les négociations durent très longtemps. La Turquie sera confrontée à de nombreux autres obstacles. Une fois les négociations terminées, le traité d'adhésion n'entrera en vigueur qu'une fois qu'il aura été ratifié par tous les États membres. Nul ne sait si cet ultime obstacle sera surmonté. D'ici-là, toutefois, aucun État membre – ou groupe d'États membres – ne peut pousser la Turquie sous le train.

2. Second scenario : une mort naturelle

S'il est peu probable que les négociations soient suspendues, ne risquent-elles pas plutôt de disparaître de « mort naturelle » ? Si le processus d'adhésion de la Turquie n'explose pas en vol, ne va-t-il pas discrètement agoniser et rendre un dernier soupir ? La lenteur alambiquée avec laquelle les négociations avec l'UE ont progressé, combinée au sentiment que de nouveaux obstacles vont bientôt apparaître, a engendré la peur que le processus d'adhésion pourrait bien, pour reprendre la métaphore ferroviaire, venir à manquer de charbon. Alors, la Turquie et l'UE « n'auront plus de sujet de conversation ».

Cette perspective peut sembler réelle. Les négociations d'adhésion entre l'UE et les pays candidats sont aujourd'hui divisées en 35 chapitres, dont chacun correspond à un domaine politique et à un pan de droit national devant être modifié pour répondre aux standards européens. Depuis le début des négociations en 2005, la Turquie a ouvert 13 chapitres. Sur ces 13 chapitres, un seul a été refermé : Science et recherche. Vingt-deux chapitres n'ont pas encore été ouverts.

Au cœur du problème de l'ouverture de nouveaux chapitres se dresse la question de Chypre. La décision d'Ankara d'interdire l'accès à ses ports aux navires chypriotes est demeurée une question bilatérale entre 1987, date où la décision a été prise, et 2004, date de l'adhésion de Chypre à l'UE. Après la tentative manquée de réunification chypriote en avril 2004, c'est divisée – avec une partie grecque au sud et une partie turque au nord – que Chypre est entrée dans l'UE. En conséquence, le sommet européen de décembre 2004 a ajouté une clause à sa décision d'ouvrir des négociations d'adhésion avec la Turquie : pour que les négociations commencent, Ankara devait d'abord étendre son union douanière avec l'Europe à tous les États membres, y compris Chypre. Si une telle extension ne signifiait pas, comme le côté turc l'a affirmé à de nombreuses reprises, une reconnaissance formelle de la République de Chypre, elle impliquait cependant bien une ouverture de ses ports au trafic en provenance de ce pays.

De fait, la Turquie a signé le protocole additionnel aux accords d'Ankara en juillet 2005. Cela a ouvert la voie au lancement officiel des négociations d'adhésion en octobre 2005. Toutefois, elle n'a pas par la suite ratifié le protocole. Ses ports demeurent inaccessibles aux navires de la République de Chypre. En réaction, le 11 décembre 2006, le Conseil de l'UE a gelé l'ouverture de huit chapitres « correspondant à des domaines politiques relatifs aux restrictions de la Turquie vis-à-vis de la République de Chypre ». Il a aussi décidé qu'aucun chapitre ne serait provisoirement fermé tant que la Turquie ne mettait pas pleinement en œuvre le protocole.

Six mois plus tard, le gouvernement français a bloqué quatre chapitres supplémentaires au motif que leur ouverture contrecarrerait les projets français de proposer une relation alternative entre la Turquie et l'UE – qui serait donc en deçà du statut de membre à part entière. Enfin, le 8 décembre 2009, Chypre a bloqué six chapitres de plus.

L'effet cumulé de ces décisions ne laisse que quatre chapitres susceptibles d'être ouverts : Marchés publics, Politique de la concurrence, Politique sociale et emploi, et Questions diverses. (Ce dernier chapitre est généralement ouvert à la toute fin des négociations.)

Une certaine anxiété concernant la signification de ces actions pour le futur du processus d'adhésion est depuis perceptible. En janvier 2010, Katinka Barysch, du Centre for European Reform, a mentionné « une impasse imminente dans la candidature de la Turquie auprès de l'UE », avertissant que les négociations encouraient « le risque de mourir de mort lente, alors que la Turquie et l'UE vont tout bonnement bientôt avoir épuisé les éléments susceptibles d'être négociés ». Comme l'a écrit Amanda Paul dans le journal Today's Zaman : « Une fois que les quelques chapitres non encore bloqués seront ouverts, il n'y aura plus rien, et la Turquie et l'UE se retrouveront complètement enlisées ».

Ces craintes sont-elles justifiées ? Il n'y a aucun doute que l'incapacité à ouvrir de nouveaux chapitres contribue à un intense sentiment de frustration, non seulement parmi les politiciens (et négociateurs) turcs, mais également chez tous ceux qui travaillent à l'adhésion de la Turquie au sein des institutions européennes. Mais que se passerait-il vraiment si la Turquie et l'UE n'avaient plus de chapitres à ouvrir d´ici la fin de l'année 2011 ?

Si un tel scénario peut poser problème d'un point de vue politique, il ne signifierait pas pour autant la fin du processus d'adhésion. La raison en est simple : le processus est loin de se limiter aux chapitres à négocier. Il y aurait toujours des réunions régulières à tous les niveaux entre experts turcs et européens. Il y aurait toujours des rencontres régulières sous l'égide du Conseil d'association UE-Turquie. Le travail continuerait aussi sur les chapitres (particulièrement exigeants) déjà ouverts. Il continuerait d'y avoir des évaluations régulières conduites par des équipes de l'UE en vue des rapports annuels de progrès. Il y aurait toujours un versement de l'aide (importante et en augmentation) de préadhésion.

Dans le même temps, il n'y a pas de raison de penser que le processus menant à l'adoption de normes européennes en Turquie s'arrêterait. Même si l'ouverture et la fermeture des chapitres étaient interrompues, les progrès dans les domaines recouverts par ces chapitres peuvent progresser de manière indépendante. Les responsables politiques turcs en sont bien conscients. Comme le chef des négociations auprès de l'UE, Egemen Bagis, l'a clairement indiqué à l'occasion de sa présentation en 2010 de la nouvelle stratégie de la Turquie vis-à-vis de l'UE :

« La Turquie va poursuivre son travail dans le cadre de tous les 35 chapitres… sans se soucier de savoir s'ils sont suspendus ou bloqués par certains États membres de l'UE. Une fois que l'UE aura décidé d'ouvrir les chapitres bloqués pour des raisons politiques, les progrès accomplis par la Turquie dans les domaines concernés faciliteront la fermeture des chapitres en question. »

Une telle stratégie est facilitée par l'examen analytique (screening) auquel procède l'UE – procédure par laquelle, au tout début des négociations d'adhésion, la Commission européenne souligne les réformes qu'un pays candidats devra mener pour aligner sa législation et ses politiques avec celles de l'UE. Au cours de l'examen analytique, la Commission a déjà préparé des pré-rapports évaluant la préparation de la Turquie en vue de l'ouverture de la plupart des chapitres de la négociation, et a indiqué si des critères supplémentaires sont nécessaires en vue de l'ouverture. Comme le reconnaît l'Ambassadeur Volkan Bozkir, du Secrétariat général aux Affaires européennes, cela a permis au côté turc de travailler sur les chapitres suspendus en faisant comme s'ils étaient ouverts. « Nous n'avons pas le luxe de pouvoir suspendre », explique Bozkir, « nous devons travailler sur ces chapitres, et nous pouvons le faire car nous savons, grâce à l'examen analytique, ce qui est attendu de nous. »

Ces efforts ne sont pas passés inaperçus. Depuis 2005, les rapports annuels de progrès de la Commission concernant la Turquie ont porté sur tous les domaines politiques couverts par le processus de négociation, indépendamment du rythme des débats. Le fait que la Turquie ait fait passer des réformes dans des chapitres non encore ouverts a été explicitement mentionné par la Commission dans le rapport de progrès le plus récent, en 2010. Sur les 23 chapitres au sujet desquels la Commission a noté des progrès « certains » ou « bons », 11 sont pour le moment bloqués.

De la même manière que rien n'empêche la Turquie de commencer à travailler sur les chapitres bloqués, rien n'empêche la Commission de faciliter ces progrès. Malgré la crise qui se joue autour de l'ouverture des chapitres, l'UE a augmenté ses ressources dédiées aux relations avec la Turquie. Avec une équipe de 137 personnes, la délégation de la Commission à Ankara est désormais la plus importante des 130 bureaux et délégations de l'UE à travers le monde. Celle-ci a également augmenté son soutien financier annuel au processus de réforme de la Turquie dans tous les domaines – y compris là où les chapitres sont bloqués – pour atteindre 900 millions d'euros en 2012. En comptant les engagements passés, l'UE soutient à l'heure actuelle la mise en œuvre de quelque 250 projets en Turquie, pour un coût total d'environ deux milliards d'euros. Il est fort probable que l'aide financière européenne à la préadhésion augmente encore au cours des années à venir, et ce que de nouveaux chapitres soient ouverts ou non. L'argent n'a certainement pas été dépensé pour rien. Même si la Cour des Comptes européenne a critiqué l'absence de « mécanisme permettant de s'assurer que les projets représentent le meilleur usage possible des ressources financières de l'UE en vue d'atteindre les priorités du partenariat d'adhésion », elle a aussi noté que « les projets audités ont très largement atteint leurs objectifs de production et les résultats ont de bonnes chances d'être pérennes. »

Graphique : fonds IPA pour la Turquie en 2007-2010 (en millions d'euros)

Les fonds issus des Instruments de préadhésion (IPA) sont gérés directement par la Turquie, en concertation avec la Commission européenne. Selon le Directeur des Affaires politiques de l'EUSG (Secrétariat général pour les Affaires européennes), Alp Ay, les principaux ministères turcs ont su efficacement tirer profit des fonds disponibles : 

« La Turquie a reçu les premiers fonds de préadhésion en 2002. A l'époque, des rumeurs couraient voulant que les capacités d'absorption de la Turquie étaient si limitées qu'elle ne serait en mesure de dépenser qu'environ trois pourcent des fonds – en fait, 95 pourcent de ces fonds ont été dépensés. De plus, lors du dernier appel à projets du Composant I de l'IPA, nous avons dû faire un choix difficile parmi les 130 projets qui nous ont été soumis, parmi lesquels nous ne pouvions en sélectionner que 30 à 40. »

Tableau : répartition des fonds de préadhésion de l'UE pour la Turquie (en million d'euros)

Composante

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Aide à la transition et développement institutionnel

256.7

256.1

233.2

211.3

230.6

250.9

Coopération transfrontalière

2.0

2.8

9.3

9.5

9.7

9.9

Développement régional

167.5

173.8

182.7

238.1

291.4

350.8

Développement des ressources humaines

50.2

52.9

55.6

63.4

77.6

89.9

Développement rural

20.7

53.0

85.5

131.3

172.5

197.8

Total

497.2

538.7

566.4

653.7

781.9

899.5

Une telle aide financière, associée aux directives, aux benchmarks et aux projets de jumelage de l'UE, a permis à la Turquie de progresser dans un grand nombre de domaines. Dans des chapitres comme les services financiers, la politique économique et monétaire, l'union douanière et la libre circulation des marchandises (tous bloqués), la Turquie est parvenue à aligner sa législation de manière significative avec celle de l'UE. Selon une source de la Commission : « Si la volonté politique d'ouvrir ces chapitres était là, les progrès seraient rapides. »

Lorsque les circonstances politiques permettront l'ouverture de nouveaux chapitres, la Turquie pourra dès le départ fonctionner à plein régime. Comme elle aura déjà adopté l'acquis de l'UE dans la plupart des domaines, l'ouverture et la fermeture de nouveaux chapitres seront plus faciles. Il ne s'agit en rien ici de supputation sans fondement. Une fois que l'alignement législatif est en place, le processus d'adhésion peut se dérouler très rapidement. La Conférence d'Adhésion – une rencontre qui se déroule à l'échelon intergouvernemental entre un pays candidat et les États membres, et au cours de laquelle les négociations sur un nouveau chapitre sont officiellement lancées – peut être organisée n'importe quand. De plus, une conférence peut décider d'ouvrir plusieurs chapitres à la fois. Dans le cas de la Croatie, six chapitres ont été ouverts en une journée en juin 2007. De même, plusieurs chapitres peuvent être fermés au cours d'une même conférence. Le 2 octobre 2009, la Croatie en a ainsi clos cinq. Plusieurs chapitres peuvent même être ouverts et fermés le même jour, comme ce fut le cas des chapitres sur Science et Recherche au cours des négociations avec la Turquie et la Croatie. Egemen Bagis estime que « si les chapitres sont débloqués, la Turquie peut ouvrir et refermer douze chapitres en six à neuf mois ».

Un progrès rapide dans les négociations d'adhésion est certes improbable, mais pas complètement inconcevable. Après tout, la Turquie peut “dégeler” huit chapitres de négociation d'un simple claquement de doigts. L'ouverture de ces chapitres, de fait, n'est pas conditionnée à une solution complète du problème de Chypre – qui pourrait prendre des années – mais simplement à la décision politique de ratifier et de mettre en œuvre le Protocole d'Ankara. Politiquement, la décision est très sensible, mais elle est techniquement simple. Et elle sera rendue bien plus simple politiquement si, et lorsque, l'UE adopte le Règlement sur le Commerce Direct (DTR) avec Chypre Nord, que la Commission européenne a récemment transmis au Parlement européen. Les perspectives d'une adoption rapide du DTR ont certes connu un revers le 20 octobre 2010, lorsque la Commission parlementaire aux Affaires Juridiques (JURI) du Parlement a émis l'avis que le fondement juridique du DTR devait être le Traité d'adhésion de Chypre (qui ne prévoit aucun rôle pour le Parlement européen et nécessite l'unanimité du Conseil), et non pas l'article 207 du Traité de Lisbonne (qui prévoit la « codécision » avec le PE et une majorité qualifiée au Conseil, permettant de surmonter un éventuel véto chypriote). Malgré la décision de la JURI, le PE n'a pas encore dit son dernier mot sur la question. Le dossier a maintenant été transmis aux présidents des groupes politiques du parlement, auxquels il revient de fixer une date pour qu'il soit soumis au vote en session plénière. En d'autres termes, même si ce n'est probablement pas pour demain (étant donnée l'absence d'accord sur la question entre les groupes politiques et en leur sein), le DTR sera soumis à un vote du PE en session plénière.

Les choses pourraient aussi changer rapidement au sein de l'UE. Il n'y a pas si longtemps, le Président français, Nicolas Sarkozy, opposant farouche de l'adhésion turque, semblait avoir toutes les chances d'être réélu en 2012. Aujourd'hui, cependant, avec le taux de popularité de Sarkozy au plus bas, il n'est pas inconcevable que l'élection de 2012 puisse priver le camp anti-Turquie de son membre le plus virulent.

En l'absence de progrès rapides, une question sera inévitablement soulevée : pourquoi la Turquie devrait-elle continuer à adopter l'acquis européen si elle n'est pas sûre d'être admise un jour ? Après tout, les réformes dans des domaines tels que les marchés publics et l'environnement sont souvent coûteuses, politiquement ou en termes des investissements nécessaires. « L'industrie turque ne va pas accepter de commencer à payer si le retour sur investissement n'est pas garanti », affirme Cengiz Aktar, Directeur du Département des Relations avec l'UE à l'Université Bahcesehir. Dans ces conditions, pourquoi continuer ?

Pour dire les choses très simplement, ce sera aux Turcs de répondre à la question. La plus grande partie de l'acquis, y compris les parties les plus coûteuses à mettre en place, va directement dans l'intérêt de la Turquie, et offre une chance de moderniser l'économie et l'administration du pays. Pour une partie de l'acquis, ce n'est cependant pas le cas. En gardant cela à l'esprit, la Turquie peut composer ses réformes à la carte en attendant que les chapitres correspondant soient ouverts, en remettant à plus tard les réformes particulièrement coûteuses ou difficiles politiquement, tout en faisant des progrès rapides dans les autres domaines.

Pendant ce temps, la société civile turque doit s'assurer que le gouvernement du pays n'invoque pas le ralentissement du processus d'adhésion comme une excuse pour faire obstruction aux réformes auxquelles s'opposent de puissants intérêts établis. Pour reprendre les exemples cités par Aktar, les réformes des marchés publics et des règlementations environnementales sont réellement difficiles et coûteuses. Dès lors, des groupes industriels entretenant des liens avec le gouvernement, ou de forts pollueurs, peuvent y être opposés : les premiers luttant pour maintenir en place un système leur permettant de bénéficier de réseaux népotiques et d'accords passés en coulisses, les seconds appréhendant d'avoir à consentir les investissements nécessaires pour se conformer aux règlements environnementaux européens. Chacun n'aimerait rien plus que de voir les politiciens turcs maintenir le statu quo et répéter que les réformes ne « valent pas la peine » à moins qu'elles garantissent l'adhésion à l'UE. Il revient dès lors aux groupes d'intérêts partisans de l'adhésion à l'UE de contester une telle logique – de soutenir publiquement, en d'autres termes, que les réformes des marchés publics et en terme de protection de l'environnement sont nécessaires, non seulement afin de se conformer aux règlementations européennes, mais surtout afin de rendre l'économie turque plus transparente, de faire de la Turquie une destination plus attrayante pour les touristes, et où il fait bon vivre.

Les obstacles qui ont empêché jusqu'à présent l'ouverture du chapitre sur les marchés publics sont, à cet égard, un bon exemple. Alors que certains en Turquie estiment (à tort) que la Turquie serait contrainte d'ouvrir son lucratif marché d'attribution des marchés publics aux étrangers avant même l'adhésion (c'est une question qui fait partie des négociations, et qui n'aurait de toutes façons lieu que de manière réciproque), les benchmarks d'ouverture ne nécessitent que l'introduction d'un régime transparent traitant des exceptions à la loi lors de l'attribution des marchés publics. Tout ce que la Turquie a à faire consiste à dresser la liste des exceptions actuellement en place. Cela bénéficierait tant à l'économie qu'aux contribuables turcs. Le fait que pour certains chapitres, de tels benchmarks d'ouverture soient intentionnellement gardés confidentiels – permettant ainsi aux groupes d'intérêts en Turquie de prétendre agir pour la protection des intérêts du pays – est un élément que les médias et la société civile turcs seraient bien inspirés de contester énergiquement. 

3. Préjugés européens et Islamophobie

L'idée que l'adhésion de la Turquie à l'UE serait rendue impossible du fait d'un préjugé européen envers un pays de 70 millions de musulmans a commencé à exercer une certaine influence bien avant le démarrage formel des négociations d'adhésion. Le 8 novembre 2002, l'ancien Président français Valéry Giscard d'Estaing a ainsi saisi l'occasion d'un entretien dans le journal Le Monde pour faire connaître ses positions sur le futur européen de la Turquie. Laisser entrer le pays, expliquait-il, « serait la fin de l'Union européenne ». « La Turquie a une culture différente, une approche différente, un mode de vie différent », ajoutait-il. « Sa capitale n'est pas en Europe, 95 pourcent de sa population vit hors d'Europe. Ce n'est pas un pays européen ».

Les déclarations de Giscard ont à l'époque donné lieu à de vifs débats : en premier lieu, parce qu'il avait récemment été nommé Président de la Convention sur le Future de l'Europe, et en second lieu du fait que, pour reprendre les mots d'une source de l'UE citée par le Washington Post, il « exprim[ait] en fait ce que pense la plus grande partie de nos élites ». Les dirigeants européens ne se sont toutefois pas inclinés devant ces mises en garde. A la fin de l'année 2004 (et une nouvelle fois en 2005), la Commission européenne dans son ensemble, deux tiers du Parlement européen, et les 25 États membres de l'UE se sont prononcés en faveur de l'ouverture des négociations avec la Turquie. Cela a montré, et continue de montrer, qu'Ankara a plus d'amis et de soutiens au sein de l'UE qu'elle ne l'admet elle-même parfois.

L'ouverture des négociations n'a pas toutefois mis un terme au débat autour de l'adhésion turque dans certains États membres importants. La campagne française pour les élections européennes de 2009 a offert une vitrine aux opposants à l'adhésion turque. L'UMP de Nicolas Sarkozy a fait de la Turquie son principal thème de campagne, et il est allé jusqu'à exiger des principaux candidats de son parti qu'ils publient des déclarations formelles contre l'adhésion turque. Le 5 mai 2009, Sarkozy a une nouvelle fois exprimé très clairement ses propres vues sur le sujet en déclarant lors d'un rassemblement à Nîmes :

« Il faut qu'elle [l'UE] cesse de se diluer dans un élargissement sans fin… Il y a des pays, comme la Turquie, qui partagent avec l'Europe une part de destinée commune, mais qui n'ont pas vocation à devenir membres de l'Union européenne ».

Quelques jours plus tard, la chancelière allemande Angela Merkel, s'exprimant aux côtés de Sarkozy lors d'un rassemblement de campagne à Berlin, a suggéré que l'UE devrait offrir à la Turquie un « partenariat privilégié », et elle a dans le même discours avancé qu'il était « hors de question » que la Turquie devienne membre de l'UE à part entière. Une telle posture collait parfaitement à la position de l'Union chrétienne démocrate (CDU) de Merkel, dont le programme pour les élections européennes en appelait à « une phase de consolidation, au cours de laquelle le renforcement des valeurs et des institutions de l'UE devrait se voir accorder la priorité devant de futurs élargissements ».

Merkel et Sarkozy ont certes été les opposants les plus éminents à l'adhésion turque lors de la campagne de 2009, mais ils n'étaient pas seuls. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté de Geert Wilders, qui a fait campagne autour d'un programme anti-musulman et anti-Turquie, a reçu 17 pourcent des voix. En Bulgarie, le parti Ataka a obtenu 12 pourcent des suffrages après une campagne entièrement orientée autour du  slogan « Non à la Turquie en Europe ». Enfin, en Autriche, le Parti autrichien de la liberté, favorable à « un Occident entre des mains chrétiennes », a reçu 12,8 pourcent des voix.

Cet ensemble de prises de position – ainsi que des sondages d'opinion indiquant un soutien à l'adhésion de la Turquie à l'UE situé à 19 pourcent en France, 16 pourcent en Allemagne, et 31 pourcent dans l'UE dans son ensemble – a inévitablement alimenté les supputations sur de supposés préjugés de l'UE à l'égard de la Turquie, et sur une supposée détermination à rendre le chemin vers l'adhésion turque aussi compliqué que possible. Après avoir noté les arguments publiquement exprimés contre l'adhésion de la Turquie, Mehmet Ali Birand, un éditorialiste influent, cite également un argument « implicite » : « La Turquie est un pays musulman. Et l'Europe n'est pas encore prête à accepter un pays musulman au sein de l'UE. »

Les accusations de discrimination, de partialité et de règles du jeu fluctuantes selon les participants ont été présentes dans les débats en Turquie sur l'Europe depuis que le processus d'adhésion a démarré. Dès décembre 2004, quelques jours avant le sommet historique qui a donné le feu vert aux négociations d'adhésion avec Ankara, Recep Tayyip Erdogan accusait déjà les dirigeants européens de manquer de sincérité. « De notre côté, nous ne tentons d'imposer aucune condition nouvelle. Cependant, nous voyons que de nouvelles règles sont introduites alors que le jeu a déjà commencé. » Cinq ans plus tard, il déclarait ressentir « quelque chose d'assez étrange » à propos du processus d'adhésion. « C'est en 1959 que nous avons entamé nos discussions avec l'Europe. Nous sommes en 2009. Cinquante années ont passé et aucun autre pays n'a eu à attendre aussi longtemps que nous. » En 2010, il a déclaré à Euronews : « Malheureusement, certains États membres de l'Union n'agissent pas honnêtement… Ils tentent d'acculer la Turquie avec des conditions qui n'existent pas dans l'acquis communautaire. »

Néanmoins, une grande partie de ce que les politiciens turcs décrivent comme des préjugés européens à l'égard de leur pays recouvre en fait de réels problèmes dont il est important de s'occuper. Le bilan de la Turquie en matière de droits de l'Homme – quoique très largement amélioré au cours de la dernière décennie – demeure extrêmement préoccupant mesuré à l'échelle européenne. Aucun des pays des Balkans n'a ainsi par exemple un bilan aussi négatif que la Turquie en terme du nombre de cas transmis devant la Cour européenne des Droits de l'Homme (la Turquie a été jugée coupable d'infractions à la Convention internationale des Droits de l'Homme dans 553 cas entre octobre 2009 et novembre 2010, pour seulement 24 cas pour la Croatie), les restrictions à la liberté de parole, le nombre d'enfants en prison (2460 en juillet 2010) et la situation des femmes (la Turquie est classée au 101ème rang sur 110 pays dans l'indice de l'ONU sur la participation des femmes et 126ème sur 134 dans l'indice des inégalités de genre 2010).

En observant le comportement réel de l'UE depuis 1999, on atteint cependant une conclusion contre-intuitive : la Turquie s'est en réalité souvent vu accorder le bénéfice du doute. En 1999, elle a reçu le statut de candidat alors qu'elle n'avait pas rempli les critères de l'UE en matière de droits de l'Homme. En 2004, alors qu'elle ne respectait que « suffisamment » les critères politiques de Copenhague, elle a pu ouvrir les négociations d'adhésion – seul pays à avoir jamais bénéficié d'une telle largesse. Dans le cas turc, une tendance positive, et non la réalisation réelle des conditions, a souvent semblé suffire. Même la Grèce s'est jusqu'à présent abstenue de prendre en otage le processus d'adhésion de la Turquie avant la résolution de différents bilatéraux (alors qu'elle l'a fait avec son voisin du nord, la Macédoine).

La situation délicate de la Turquie, et son sentiment d'être traitée de manière injuste, ne sont pas uniques. Comme l'explique l'ancien eurodéputé Joost Lagendijk, au cours des dernières années « les Grecs ont bloqué les Macédoniens, les Néerlandais ont bloqué les Serbes, et les Slovènes ont bloqué les Croates ». Il n'a jamais été facile de devenir membre du club. La Turquie n'est vraiment pas le premier pays à rencontrer des difficultés lors de son processus d'adhésion. Les espoirs d'adhésion espagnols et britanniques ont été retardés par la France, qui a opposé son véto par deux fois à la candidature britannique. L'Autriche n'a pas pu même signer un accord d'association pendant plus d'une décennie au cours des années 1960, car le processus était bloqué par l'Italie en raison d'un désaccord autour du Tyrol du Sud. La candidature actuelle de la Croatie pour entrer dans l'UE a également connu son lot de contretemps. Jusqu'à octobre 2009, la Slovénie a ainsi bloqué plus de chapitres (14) dans les négociations avec Zagreb que le Conseil de l'UE et la France réunis ne l'ont fait dans les négociations avec la Turquie.

L'exemple espagnol permet à lui seul d'écarter les allégations selon lesquelles, comme l'a récemment exprimé le Premier ministre Erdogan, et comme de nombreux politiciens turcs sont prompts à répéter : « Depuis 50 ans, l'UE se joue de la Turquie, et elle continue de le faire ».

Le 9 février 1962, trois ans après que la Turquie a soumis sa candidature pour devenir membre associé de la Communauté économique européenne, le gouvernement espagnol a demandé à Bruxelles d'« ouvrir des négociations en vue d'un accord d'association avec la perspective de devenir membre à part entière ». L'Espagne était alors une dictature gouvernée par le Général Franco, et son bilan en matière de droits de l'Homme était exécrable. De manière tout à fait compréhensible, toute discussion relative à sa candidature comme État membre fut gelée pendant plus d'une décennie. Malgré la signature d'un accord commercial préférentiel en 1970, ce n'est pas avant la mort de Franco en 1975 – et la démocratisation qui s'en est suivie en Espagne – que la Communauté a décidé de remettre l'Espagne sur la voie de la candidature. Et ce n'est qu'en 1986 que l'Espagne est finalement devenue membre.

Si les dirigeants européens ont ignoré les tentatives de l'Espagne de se porter candidat au cours des années 1960 et 1970, ce n'était pas en raison d'un quelconque parti pris ou préjugé à l'encontre des Espagnols, mais en raison de leur profonde conviction qu'une dictature militaire n'avait pas sa place à la table européenne. De même, ils avaient toutes les bonnes raisons de congeler les aspirations turques (y compris sa candidature déposée en 1987). Pendant des années, la Turquie n'était en aucune manière en état de faire son entrée dans la Communauté. Il a fallu attendre quatre décennies après la signature de l'accord d'association de 1959 – décennies qui ont vu quatre interventions militaires, des moments de sérieux troubles à l'ordre public, plusieurs crises économiques et une guerre sanglante dans le sud-est – avant que la Turquie et l'UE ne puissent sérieusement considérer ensemble la perspective d'une l'adhésion pleine et entière. Tout comme l'Espagne avant elle, la Turquie a dû d'abord surmonter un héritage de régime militaire, de répression et de violence avant de pouvoir sérieusement songer intégrer la famille de l'UE.

Les déclarations populaires selon lesquelles la Turquie n'a pas été traitée équitablement par l'Europe pendant cinquante ans constituent certainement l'une des raisons pour lesquelles la plupart des Turcs croient aujourd'hui que leur pays n'entrera jamais dans l'UE. Les sondages suggérant que l'opinion publique européenne est de plus en plus opposée à l'adhésion turque en sont une autre. Toutefois, ce que montrent ces sondages est bien moins évident que ce qui est souvent supposé. Selon le dernier sondage Eurobaromètre complet (2008), 31 pourcent des citoyens européens se déclarent en faveur de l'adhésion turque. Ce chiffre ne représente ni une chute ni une augmentation important par rapport aux années précédentes. Le soutien à l'adhésion turque se situe ainsi autour de 30 pourcent depuis 2000.

Graphique : soutien de l'opinion publique européenne à l'adhésion de la Turquie à l'UE

Enfin, tandis que l'opinion publique ne peut être sous-estimée ou ignorée, elle n'est pas, et ne doit pas être, le facteur le plus important pour déterminer le cours de l'élargissement. Comme l'a déclaré le Ministre des Affaires étrangères Carl Bildt lors d'un entretien avec ESI en novembre 2009 :

« Le projet de l'UE et ses composantes importantes, de l'euro à l'élargissement, ont été le produit de leadership politique, et non pas le résultat d'une vague d'amour mutuel parmi différentes nations européennes. En fait, on aurait accompli très peu au cours des 50 dernières années en l'absence de leadership politique. »

4. L'européanisation de la Turquie est-elle au point mort ?

Il existe un sentiment largement partagé aujourd'hui selon lequel juste après l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'UE en 2005, la Turquie a cessé de réformer.

La période allant de 2001 à 2005, qui a suivi immédiatement la décision d'accorder le statut de candidat à la Turquie, est maintenant décrite comme les « années dorées » des relations UE-Turquie. C'est au cours de cette période que la Turquie a adopté toute une série de réformes démocratiques impressionnantes, au centre de ce que les experts ont appelé la « révolution silencieuse » à l'œuvre dans le pays. Le processus de réforme est entré à plein régime après les élections de 2002, qui ont vu le parti AKP (Parti de la Justice et du Développement) nouvellement formé constituer le premier gouvernement monopartite en Turquie en plus de vingt ans.

Toutefois, en 2005, alors que les négociations d'adhésion avec l'UE venaient de débuter, le climat a commencé à changer. Les discussions avec l'UE ont commencé à piétiner, et le torrent de législation passé devant le parlement au cours des années précédentes s'est transformé en ruisseau. Au même moment, la Turquie a connu une vague d'attaques contre des minorités, de nombreuses tentatives de groupes nationalistes radicaux de faire taire des écrivains critiques par la voie du Code pénal (article 301), un certain nombre d'assassinats (y compris un meurtre perpétré par un membre de la gendarmerie turque en 2005 dans la ville à majorité kurde de Semdinli), et une reprise de la violence dans le sud-ouest du pays.

Ces événements ont alimenté le sentiment que le processus de réforme turc avait perdu son élan. Comme l'a déclaré Olli Rehn devant le Parlement européen en 2009 : « Nous avons malheureusement été témoins d'un certain ralentissement des réformes politiques en Turquie au cours des dernières années. ». « En réalité, la Turquie n'a pas fait beaucoup plus que maintenir une façade de pure forme devant l'UE pendant une durée considérable », a de même déclaré Amanda Paul, une chercheuse travaillant au European Policy Centre (EPC), à Euractiv en novembre 2008. A part circonscrire le pouvoir des militaires, « institution qu'[il] a toujours perçues comme son plus farouche ennemi politique », a écrit Gareth Jenkins, auteur britannique basé à Istanbul, « l'AKP n'a fait pratiquement aucune tentative de s'attaquer aux préoccupations mentionnées dans le Rapport de progrès [de l'UE]… Leur principal souci n'est plus de faire avancer le processus d'adhésion : c'est simplement de le maintenir en vie. »

Toutefois, la transformation de la Turquie n'a en réalité pas cessé. Si un nombre moins important de réformes a été passé, le processus de changement politique n'a pas « ralenti » après 2005, il s'est plutôt déplacé d'une phase législative à une phase de lutte partisane autour du sens des réformes antérieures.

La première phase s'était déroulée relativement sans heurts et de manière étrangement consensuelle, avec le gouvernement, l'opposition parlementaire et les cadres de l'armée largement d'accord sur l'objectif d'ouvrir les négociations d'adhésion à l'UE. Toutefois, les réformes menées alors ont été incomplètes. Comme l'ont (à juste titre) souligné les observateurs, par exemple, les limites à la liberté d'expression n'avaient pas été levées – les sanctions avaient seulement été assouplies.

D'un autre côté, la seconde phase a été profondément politique, et particulièrement tendue. La société civile, les partis politiques et les médias indépendants – ayant tous vu leurs capacités renforcées par la première vague de réformes – ont acquis une place de plus en plus importante, tandis que l'influence directe de l'UE est devenue moins apparente. L'européanisation est devenue une affaire intérieure, jouée par des intérêts internes. Toute réforme sérieuse a besoin de temps pour prendre racine : elle implique non seulement de nouvelles lois, mais aussi des changements dans les attitudes populaires (et dans celles des élites). Les réformes liées à l'UE en Turquie étaient censées mettre un terme à une tradition vieille de plusieurs décennies de tutelle militaire. Elles avaient été préparées pour encourager les gouvernements turcs à s'attaquer aux nombreuses questions encore taboues dans la politique du pays, comme par exemple les mesures prises envers les citoyens chrétiens ou kurdes. Ces réformes nécessitaient de réels transferts de pouvoir. Il était certain qu'elles allaient donner lieu à des frictions.

Après 2005, les réformes législatives que la Turquie venait de passer ont été mises à l'épreuve. C'était une chose pour le gouvernement d'affirmer que le pouvoir avait été déplacé de l'armée vers les autorités civiles – ou d'inscrire dans la loi une plus grande tolérance envers la langue kurde – et tout autre chose de défendre de tels changements face à une opposition de plus en plus déterminée. C'était aussi une chose de poser que le parlement devait contrôler les dépenses militaires, et les auditeurs auditer ces mêmes dépenses, et une autre de le faire face à une opposition déterminée au sein de l'armée. C'était encore une chose de déclarer que la Turquie était une démocratie européenne, et une autre de poursuivre les autorités militaires prêtes à lancer de nouvelles interventions. Comme l'a noté dans un rapport récent la Commission indépendante sur la Turquie : « À partir de 2007, l'AKP au pouvoir a dû repousser de multiples attaques provenant d'une coalition de circonstance rassemblant des opposants de la vieille garde, dont l'armée, certains membres de la magistrature et le principal parti d'opposition, le Parti populaire républicain (CHP). »

Et pourtant, pour certains des problèmes structurels les plus importants de la démocratie turque, les réelles avancées ont eu lieu dans la période postérieure à 2005. Yasemin Congar, rédactrice en chef du quotidien Taraf, a expliqué en 2008 lors d'un entretien avec ESI comment le processus d'intégration européenne avait rendu plus forts les réformateurs turcs, au sein du gouvernement et dans la société dans son ensemble :

« Si la Turquie veut continuer à changer, et si elle veut continuer à devenir une société plus libérale et plus démocratique, nous avons besoin du symbole de l'UE… L'armée est encore un tabou, mais nous la critiquons désormais, nous la discutons. Nous pouvons demander à l'armée de se retirer de la politique et de faire son travail, et oui, nous pourrions être poursuivis pour cela, mais nous le faisons quand même. Et l'autocensure sur ces questions est de moins en moins puissante. C'est très important. »

Le rôle et la position des forces armées ne sont qu'une des nombreuses questions taboues confrontées au cours des quelques dernières années. Le destin, passé et présent, de la minorité arménienne en Turquie en est une autre. En novembre 2008, un groupe d'intellectuels a lancé une campagne de signatures pour présenter des excuses pour les crimes de masse d'Arméniens perpétrés lors de la « Grande Catastrophe » de 1915. Plus de trente mille Turcs ont signé la pétition en ligne. C'est un signe du temps que plusieurs journalistes et chercheurs libéraux ont commencé à défier la doctrine d'État en faisant référence aux événements de 1915 comme à un « génocide ».

En janvier 2009, la télévision d'État turque (TRT) a lancé la première chaîne de télévision en langue kurde du pays – ce qui était encore inconcevable il y a quelques années. Le gouvernement a levé les restrictions sur les stations de radio et de télévision privées diffusant dans des langues autres que le turc, ce qui a permis la diffusion de programmes 24 heures sur 24 en kurde, en arabe, en géorgien ou en circassien. (A ce jour, 14 stations de télévision ou de radio ont reçu des licences pour diffuser en kurde, en zazaki, et en arabe.) A la dernière rentrée universitaire, l'Université de Mardin a lancé un département de « langues vivantes » dans lequel des cours sont enseignés en langue kurde. Le gouvernement a également mis en place un dialogue institutionnel avec des représentants de la communauté alévie, mis en exergue par la visite du Président Abdullah Gül à un lieu de culte alévi (cemevi), première visite de ce genre d'un président turc en exercice depuis Atatürk.

En août 2010, la Turquie a autorisé la tenue d'un service religieux orthodoxe au monastère de Sumela à Trabzon, pour la première fois depuis près d'un siècle. Un mois plus tard, elle a permis aux Chrétiens arméniens de célébrer une messe à l'église antique Sainte-Croix d'Aghtamar près de Van, en Turquie orientale. Le gouvernement a également organisé des rencontres régulières avec des représentants des communautés non musulmanes afin de dialoguer au sujet des problèmes qu'elles rencontrent. Comme l'a confié à ESI l'attaché de presse du patriarche grec, le Père Dositeos, aucun gouvernement turc n'avait jusqu'alors sollicité les conseils des minorités aussi régulièrement au sujet de leurs différentes préoccupations. Lors des débats parlementaires, il y a eu des discussions ouvertes au sujet des crimes commis par l'État turc dans le passé, des massacres contre les Kurdes alévis à Tunceli dans les années 1930 aux pressions contre les Grecs stambouliotes dans les années 1950. « Ils ont chassé les membres de différents groupes ethniques hors de ce pays », a déclaré le Premier ministre Erdogan, faisant référence aux Chrétiens de Turquie, lors d'un discours prononcé dans la ville de Duzce en Anatolie centrale en mai 2009. « Et qu'avons-nous gagné ? Ces menées ont été le résultat d'une mentalité fasciste ».

Enfin, le 12 septembre 2010 – jour du trentième anniversaire du coup d'État militaire de 1980 – les Turcs se sont déplacés en masse (77% de participation) pour voter lors d'un référendum portant sur un groupe d'amendements constitutionnels proposés par le gouvernement. Avec 58 pourcent des voix, le camp du « oui » l'a emporté. Ce faisant, il a autorisé des changements qui permettront aux tribunaux civils de juger des militaires (et interdiront à l'inverse aux tribunaux militaires de juger des civils), il a donné au parlement un plus grand pouvoir dans la désignation des juges, il a supprimé l'immunité dont bénéficiaient les responsables du coup d'État de 1980, établi l'institution de médiateur afin de s'occuper des problèmes mettant aux prises des citoyens avec des institutions de l'État, et a donné aux fonctionnaires le droit de grève.

La signification du référendum est assez manifeste en ce qui concerne la perspective européenne. Les changements prévus sont non seulement ceux qui étaient réclamés à la Turquie par l'UE depuis des années, ils ont pavé la route au remplacement par une constitution démocratique entièrement nouvelle de celle que les militaires avaient imposé au pays en 1982, ils montrent que les partisans de la réforme en Turquie transcendent les frontières politiques, et ils prouvent surtout, à l'instar des autres exemples cités plus haut, que le processus de réformes en Turquie est loin d'être à bout de souffle.

Il reste encore beaucoup à faire, beaucoup aurait pu être fait plus tôt, et dans certains domaines (en particulier en ce qui concerne la liberté d'expression, mesurée par le nombre de journalistes devant les tribunaux), il y a eu des reculs par rapport à 2005. Toutefois, la séquence des événements ne suggère aucunement que le processus de réformes a calé. La transformation de la Turquie n'a pas cessé en 2005 ; le processus de changement politique n'a pas ralenti, il est plutôt passé d'une phase législative à une phase de confrontation politique intense pour déterminer la signification des réformes antérieures.

III. Les Turcs sont-ils encore intéressés ?

L'impression croissante que les dirigeants européens ne souhaitent plus soutenir la cause de l'adhésion turque a pour corollaire la notion tout aussi répandue que la Turquie a elle-même perdu tout désir de rejoindre l'Union. Dans cette optique, les ouvertures du gouvernement AKP auprès de pays tels que la Syrie et l'Iran, combinées à ses récentes critiques virulentes d'Israël, sont les signes que la Turquie se détourne de l'Ouest en général et de l'UE en particulier. « Erdogan comprend qu'il n'a pas la moindre chance en Europe pour le moment, et à la place il mobilise son énergie vers l'est », écrit Bernhard Zand dans une récente édition de Der Spiegel.

Au cours des deux dernières années, un certain nombre de « tournants » ont été retenus comme autant de preuves du retournement de la Turquie. Il y a d'abord eu un incident à Davos en janvier 2009, lorsque le Premier ministre Erdogan, furieux de l'invasion israélienne à Gaza, a pris à partie le Président israélien Shimon Peres avec ces mots : « vous savez très bien comment tuer les gens ». Un autre incident a eu lieu à la fin du mois de mai 2010, lorsque la Turquie a répondu avec une rhétorique outrancière encore plus grande après qu'un commando israélien a tué neuf Turcs à bord du paquebot Mavi Marmara qui faisait cap sur Gaza. Un troisième accrochage a suivi le 9 juin, avec le refus par la Turquie de soutenir les sanctions de l'ONU contre l'Iran – le pays votant contre les sanctions au lieu de s'abstenir.

On entend également dans certains milieux l'idée qu'une Turquie forte d'une confiance nouvelle et d'une économie en plein développement se prépare à quitter le chemin du processus d'adhésion à l'UE. En février 2010, le Asia Times rapportait que « frustrée de ce qu'elle perçoit comme l'insincérité européenne, une minorité au sein de l'AKP soutient que la Turquie n'a plus besoin de l'UE. » Plusieurs mois plus tard, un député AKP important, Suat Kiniklioglu, a affirmé à Joost Lagendijk que la Turquie n'avait plus besoin du point d'ancrage fourni par l'UE. « Son économie est suffisamment forte pour s'en sortir sans une Union qui se bat en ce moment avec ses propres problèmes financiers », écrit Lagendijk, paraphrasant Kiniklioglu, « et les réformes vont continuer parce que des forces intérieures puissantes sont derrière elles ». Un intellectuel conservateur influent, Ali Bulac, est allé plus loin en avançant l'idée suivante dans un éditorial écrit pour Today's Zaman : « Nous n'avons pas besoin de l'UE pour mettre en œuvre les réformes nécessaires. C'est à nous de décider ce dont nous avons besoin… L'Europe est une vieille dame qui n'a plus beaucoup d'énergie… Notre route est toute tracée : le monde musulman, y compris l'Eurasie, le Moyen Orient et l'Afrique ». Chez de nombreux Turcs et de nombreux responsables politiques turcs, on retrouve (encore) le sentiment, comme l'exprime Cengiz Aktar, « que l'UE a plus besoin de la Turquie que l'inverse – et que la Turquie peut tracer son propre chemin ».

De nombreux observateurs renvoient au dernier Transatlantic Trends Survey (2010) publié par le German Marshall Fund (GMF) pour illustrer le degré du changement d'humeur en Turquie : le sondage du GMF indique qu'alors qu'en 2004, 73 pourcent des personnes turques interrogées considéraient l'appartenance à l'UE comme une bonne chose, en 2010 la proportion a chuté pour atteindre seulement 38 pourcent. L'écart est alors interprété comme un élément tangible indiquant que « la Turquie s'éloigne de l'Ouest ». Mais est-ce vraiment bien le cas ?

Pour commencer, il est toujours utile de replacer les résultats des sondages dans leur contexte. Lors d'une table ronde organisée en février 2009 à Zagreb avec pour titre : « Croatie : fatiguée des réformes vers l'UE ? », un sondage Gallup a été présenté, indiquant que seulement 29 pourcent ( ! ) des citoyens croates pensaient qu'il serait une bonne chose que leur pays rejoigne l'UE. Un autre sondage donne même un résultat inférieur, avec 26 pourcent. Toutefois, peu de gens se sont inquiétés de voir la Croatie « dériver vers l'est ». L'explication la plus évidente de ces résultats avait à voir avec l'intense frustration vis-à-vis du processus d'adhésion à l'UE à un moment où la Slovénie bloquait les négociations croates à cause d'un contentieux territorial. Des sondages publiés en 2001 en Slovénie, en Lituanie, en Estonie ou en Lettonie ont révélé des sentiments similaires. Selon un sondage Eurobaromètre d'octobre 2001, seulement 33 pourcent des Estoniens et les Lettons, et 39 pourcent des Maltais, soutenaient l'entrée de leur pays respectif dans l'EU – et cela seulement trois ans avant que leurs pays ne deviennent tous trois effectivement membres. Il y a eu aussi tout un ensemble d'articles analysant le déclin du soutien populaire des Polonais pour l'adhésion de leur pays à l'UE.

Dans le même temps, toute personne connaissant l'histoire récente de la Turquie sait bien qu'il n'y a rien de nouveau dans cette profonde méfiance vis-à-vis de l'Ouest et de l'UE. En fait, en comparaison des déclarations faites par les dirigeants turcs au début de la dernière décennie, l'« euroscepticisme » actuel est plutôt mesuré. En 2002, le Vice Premier ministre et chef du Parti MHP Devlet Bahceli déclarait que « le slogan actuel que l'adhésion à l'UE est le seul choix possible pour la Turquie est scandaleux et honteux pour la nation turque. » En 2002, le Secrétaire général du (alors) tout-puissant Conseil de Sécurité nationale, Tuncer Kilinc, déclarait lors d'une conférence que l'UE était « une puissance néocoloniale déterminée à diviser la Turquie », et il suggérait que la Turquie serait mieux inspirée de se chercher de nouveaux alliés, comme par exemple l'Iran et la Russie. En 2002, Suat Ilhan, un officier à la retraite qui avait enseigné à l'académie militaire pendant de nombreuses années, et avait dirigé les services de renseignement militaire du pays, publiait un livre avec pour titre Pourquoi dire non à l'Union européenne, dans lequel il écrivait notamment : « L'opportunité qu'attendent les Européens depuis cinq siècles d'expulser les Turcs d'Europe et d'Istanbul est arrivée ; il faut absolument que nous ne manquions pas cette occasion ». Le vice-Premier ministre, le Secrétaire général du Conseil de Sécurité nationale, de nombreuses figures de l'armée retraitées ou en exercice : ces voix n'étaient pas celles de marginaux.

Dans les années autour de 2002, cette rhétorique a connu une intensité renouvelée. Les néo-nationalistes ont ravivé des idées exacerbant l'exceptionnalisme turc, aux racines profondes, évoquant l'imagerie de la guerre d'indépendance de 1919-1922, alors que le pays était encerclé par ses ennemis. En 2003, un rapport sur la Turquie réalisé par l'eurodéputé Arie Oostlander notait aussi que la philosophie dominante du kémalisme, donnant un pouvoir et un rôle très importants à l'armée et insistant sur l'homogénéité de la culture turque, constituait un obstacle substantiel sur la route de la Turquie vers l'UE. Toutefois, contrairement aux prédictions des uns et des autres, la Turquie était au seuil de ses « années dorées » de réformes inspirées par Bruxelles.

Si une certaine tradition d'euroscepticisme a effectivement des racines profondes en Turquie, il en va de même de l'engagement envers l'européanisation. Malgré le ralentissement des négociations d'adhésion, les dirigeants turcs réitèrent à chaque pas que l'adhésion à l'UE demeure le principal objectif du pays en matière de politique étrangère. Le Ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, souligne que « l'intégration pleine et entière au sein de l'UE est et va rester la priorité… L'adhésion à l'UE est le choix stratégique de la Turquie et cet objectif est l'un des projets les plus importants de l'époque républicaine. »

Loin de jeter l'éponge, la Turquie a fait preuve d'un engagement soutenu envers le processus d'adhésion au cours des deux dernières années. En décembre 2008, elle adoptait le nouveau Programme national pour l'adoption de l'acquis, un document de 400 pages contenant des informations détaillées sur les réformes judiciaires nécessitées par le processus d'adhésion à l'UE. En janvier 2009, elle a enfin nommé un Ministre des Affaires européennes et négociateur en chef, Egemen Bagis, un geste qui a été très bien accueilli par la Commission européenne. En juillet 2009, le Parlement turc adoptait une nouvelle loi permettant d'augmenter de manière significative le nombre d'employés au Secrétariat général pour les Affaires européennes (EUSG), passant de 40 à 333 personnes. En décembre 2009, Bagis annonçait la décision d'installer des bureaux d'information sur l'UE dans toutes les provinces turques. Selon lui, les négociations avec l'Union européenne sont « la question de politique étrangère la plus importante pour la Turquie ».

Il existe peu d'éléments tangibles montrant que la Turquie aurait commencé à « s'éloigner de l'Ouest », comme l'avancent certains commentateurs. Même si elle a amélioré ses relations avec d'autres pays musulmans, y compris l'Iran et la Syrie, la Turquie a aussi fait des gestes en direction de pays non musulmans tels que l'Arménie et la Russie. Et même si elle a été en désaccord avec les États-Unis et l'UE sur le dossier iranien, elle continue à fournir de l'aide militaire en Afghanistan et demeure un intermédiaire inestimable en Syrie et en Irak. De nombreux experts en Turquie et dans l'UE, y compris le Ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu lui-même, ont aussi défendu l'idée que la Turquie conduit la Politique de voisinage de l'UE pour le compte des Européens. Comme l'a exprimé Davutoglu à la fin de l'année 2009 : « les efforts diplomatiques intenses de la Turquie ne constituent pas une alternative, mais posent les fondations de l'adhésion de la Turquie à l'UE ».

Une certaine perspective historique peut également s'avérer utile. Le chercheur turc Kemal Kirisci a proposé une excellente analyse de ce changement dans un essai récent consacré à la Turquie comme « nation commerçante ». Il établit un contraste entre « deux époques » en matière de politique étrangère turque :

« La première coïncide avec une Turquie souffrant de graves problèmes internes qui percevait son voisinage à travers le prisme de la sécurité nationale. La politique étrangère turque était à l'époque dominée par les militaires et par le ministère des Affaires étrangères. Les deux institutions percevaient des menaces à l'intégrité territoriale et à l'unité turques en provenance de différentes régions autour de la Turquie, dont notamment le nord de l'Irak. Au cours de cette période, la Turquie est passée proche d'une confrontation militaire avec la Grèce en 1996, et avec la Syrie en 1998. De plus, la Turquie a menacé Chypre de mesures de rétorsion militaire si des missiles russes S-300 étaient déployés sur l'île. Il y a eu aussi des menaces d'usage de la force proférées contre l'Iran, et les relations avec la Russie étaient particulièrement tendues. Les relations avec une partie importante du monde arabe étaient délétères, aggravées par la relation militaire particulièrement étroite avec Israël. L'état d'esprit des responsables politiques est probablement parfaitement illustré par la formule d'une figure majeure de la diplomatie turque, Sukru Elekdag, ambassadeur à la retraite et ancien vice-sous secrétaire d'État au ministère des Affaires étrangères. Selon lui, la Turquie devait se préparer à mener simultanément “deux guerres et demie” : contre la Grèce, la Syrie, et le PKK. »

La seconde époque est marquée par une concentration sur les opportunités économiques :

« La politique étrangère turque a au cours des deux dernières années été de plus en plus façonnée par des considérations économiques – telles que les marchés d'exportation, les opportunités d'investissement, le tourisme, l'approvisionnement en énergie, etc. La politique étrangère est devenue une affaire intérieure, non seulement à cause de la démocratisation, de l'identité et de l'implication de la société civile, mais aussi du fait de la production d'emploi et de richesses. Le meilleur indicateur de cela est peut-être la sensibilité des marchés financiers turcs à un ensemble de questions de politique étrangère, allant des relations avec l'UE au développement de liens avec le Nord de l'Irak. »

IV. Du viagra pour le processus d'adhésion – la question des visas

Si la plupart des accusations de pratiques discriminatoires de la part de l'UE à l'égard de la Turquie sont exagérées et déplacées, certaines sont néanmoins fondées. La décision de l'UE de priver les citoyens turcs d'une voie claire vers la possibilité de voyager en Europe sans avoir besoin de visa est un bon exemple de cela. Cette décision pose également problème à la lumière des engagements pris à l'égard de la Turquie dans le cadre de l'Accord d'association.

Parmi tous les candidats déclarés ou potentiels, la Turquie demeure aujourd'hui le seul pays dépourvu de feuille de route claire vers la levée des visas. (Ces feuilles de route dressent la liste d'une cinquantaine de conditions à remplir dans les domaines de la sécurité des documents, des contrôles aux frontières et de la lutte contre l'immigration illégale, le crime organisé et la corruption, qu'un pays doit satisfaire pour bénéficier de la levée des visas de tourisme). Alors que leurs pays respectifs n'ont pas encore entamé les négociations d'adhésion, les Serbes, les Macédoniens et les Monténégrins peuvent se déplacer vers l'UE sans visa depuis la fin de l'année 2009. La Bosnie-Herzégovine et l'Albanie vont suivre avant la fin de l'année 2010, après avoir mis en œuvre l'ambitieux programme de réformes intérieures en matière de sécurité exigé par la « feuille de route sur les déplacements sans visa » de la Commission. La Turquie, quant à elle, cinq ans après le début de ses négociations d'adhésion, n'a pas encore reçu d'offre similaire. Des progrès réalisés dans ce domaine permettraient certainement de restaurer une portion de la confiance perdue au cours des dernières années.

Jusqu'à récemment, il existait de bonnes raisons – notamment l'absence d'un accord de réadmission UE-Turquie – pour différer l'offre d'une feuille de route concernant les déplacements sans visa en direction de la Turquie. Les négociations difficiles, entamées en 2003, viennent seulement d'être conclues. (Le texte a été pratiquement finalisé. Il doit encore être approuvé par les États membres de l'UE puis initialisé, signé et ratifié avant de pouvoir entrer en vigueur). Un tel accord figurait comme condition préalable pour que les pays des Balkans occidentaux puissent recevoir une feuille de route sur les déplacements sans visa. L'accord figure également comme condition préalable pour les pays du Partenariat oriental souhaitant bénéficier d'un processus de libéralisation des visas.

Selon les termes de l'accord de réadmission, la Turquie sera obligée de reprendre les citoyens turcs résidant illégalement dans un État membre de l'UE, ainsi que les citoyens de pays tiers et les apatrides ayant pénétré sur le territoire de l'UE via la Turquie. Pour la Turquie – pays de transit important pour les migrants illégaux d'Asie, d'Afrique et des pays arabes – un tel accord n'est pas un pas anodin. La Turquie a dû renforcer ses contrôles aux frontières, mettre en place des centres d'accueil pour les citoyens de pays tiers renvoyés, et négocier des accords de réadmission bilatéraux avec les pays d'origine (elle mène à l'heure actuelle des discussions avec l'Azerbaïdjan, le Bangladesh, la Biélorussie, la Bosnie, la Macédoine, la Géorgie, le Liban, la Lybie, la Moldavie, la Russie, et l'Ouzbékistan).

Dans le cas des Balkans occidentaux, les accords de réadmission ont été un marchepied. Une fois les accords signés, l'UE a lancé un processus de libéralisation des visas avec les cinq pays de la région, initiant des dialogues sur les visas et publiant la feuille de route quelques mois plus tard.

Les conclusions à tirer de cela sont claires. A l'heure où les citoyens turcs cherchent désespérément de nouveaux signes de bonne volonté et d'engagement de la part de l'Europe, l'UE doit offrir à la Turquie une feuille de route pour la levée des restrictions de visa dès que l'accord de réadmission sera signé. Les politiciens turcs pourraient alors œuvrer à remplir des conditions précises et à traiter – une fois pour toutes – de tous les facteurs qui continuent à générer de grandes quantités de demandeurs d'asile turcs et un très grand nombre d'arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme contre la Turquie.

Une feuille de route pour les visas représenterait un programme de réformes particulièrement attractif. Un tel programme serait dans l'intérêt à la fois de l'UE et du pays candidat – pour renforcer la coopération dans la lutte contre le crime organisé et l'immigration illégale. Bien que très exigeantes en termes des réformes nécessaires, les conditions de la feuille de route sont également relativement précises. Dans le cas des Balkans, le processus initié par la feuille de route sur la levée des visas s'est avéré relever de la meilleure forme de conditionnalité possible : stricte, mais équitable. Au cours des quelques dernières années, les feuilles de routes accordées aux pays des Balkans sont devenues des éléments très importants des processus d'adhésion, qui ont permis aux pays candidats à l'UE de faire des progrès tangibles en parallèle aux négociations d'adhésion (ou d'association). Plus important encore, les feuilles de route ont permis d'accorder ce qui avait été promis et – grâce à des échanges culturels accrus par les déplacements sans contrainte de visa – de maintenir une dynamique pro-européenne dans la région.

V. Un programme pour le long terme – vers l'horizon 2023

Le cadre de négociations UE-Turquie, adopté par le Conseil européen en octobre 2005, stipule qu'une majorité qualifiée des États membres peut suspendre les négociations d'adhésion avec la Turquie. Toutefois, le cadre dit également qu'un tel vote ne peut avoir lieu que « dans le cas d'enfreinte grave et persistante en Turquie aux principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et du respect de l'État de droit sur lequel l'Union est fondée ». En d'autres termes, le déclic doit venir de la Turquie. En l'absence d'une nouvelle répression systématique contre la liberté d'expression ou d'un coup d'État militaire, l'UE ne peut pas arrêter unilatéralement un processus dans lequel elle s'est engagée dans le cadre de négociation.

Cela devrait calmer les anxiétés turques, mais seulement dans une certaine mesure. Bien que largement plus stable aujourd'hui qu'il y a dix ans, la Turquie n'est toujours pas immunisée contre les tremblements de terre politiques. En fait, le pays a de peu évité une nouvelle crise en 2008, lorsque la Cour constitutionnelle est passée à une voix près d'interdire le parti AKP actuellement au pouvoir. L'arrêt d'interdiction, s'il avait eu lieu, aurait fait courir au processus d'adhésion un plus grand danger que n'importe quel événement de la décennie passée. Au cours de l'été 2008, les craintes que l'UE s'apprêtait à suspendre les négociations étaient, pour une fois, bien fondées.

L'opposition à l'adhésion de la Turquie à l'UE existe tant en Turquie que dans l'UE. Cela ne devrait pas être perçu comme une surprise. Il s'agit en effet d'un pays fier et farouchement indépendant, qui il y a moins d'un siècle dirigeait un empire s'étendant de l'Adriatique au Golfe persique. Certains Turcs demandent même pourquoi ils devraient mettre en commun autant de souveraineté avec une union qui – comme nombre d'entre eux voient les choses – entretient des préjugés contre leur culture, leur nation, et leur religion. Les Européens, pendant ce temps, se demandent si et quand la Turquie remplira les critères fixés pour l'adhésion à l'UE. Ils méditent sur la perspective d'une Union partageant un jour des frontières communes avec l'Irak, l'Iran, et la Syrie. Ils réalisent également qu'une UE incluant la Turquie (et les plus petits États des Balkans) serait une institution très différente : en 2023, elle atteindrait 600 millions d'habitants, y compris peut-être quelque 100 millions de musulmans européens. Pour certains, il s'agit là d'une bonne raison de soutenir cet élargissement visionnaire, alors que pour d'autres, un tel changement est avant tout source d'inquiétudes. En tout état de cause, il est certain qu'une telle transformation ne pourra avoir lieu que lentement, et qu'elle nécessitera des efforts durables pour défendre l'idée que l'adhésion serait à la fois dans l'intérêt de la Turquie et de l'UE.

L'Europe ne sera pas la seule à devoir consentir de tels efforts. Tant que la Turquie ne régresse pas sur le chemin de la démocratie ou n'épouse pas une attitude belliciste et nationaliste, sa perspective d'adhésion à l'UE demeurera intacte. Toutefois, en dépeignant l'opposition européenne à l'adhésion turque comme essentiellement une expression d'islamophobie occidentale, en accusant l'UE de faire deux poids, deux mesures, et en la rendant responsable, à tout le moins, du ralentissement des négociations – tout en insistant sur le fait que la Turquie n'a plus besoin de l'Europe pour croître et se réformer – le gouvernement turc risque de s'acculer tout seul – lui et les gouvernements futurs – dans un coin inconfortable. Le ressentiment à l'encontre de l'UE généré par une telle rhétorique menace de nourrir des attentes, voire des exigences, auprès de la population turque, que le pays se retire de la table des négociations, sa fierté intacte. Avec le soutien populaire à l'adhésion en chute libre en Turquie (de 71 à 47 pourcent entre 2004 et 2010, selon les Eurobaromètres), il y a là une grande source d'inquiétude pour ceux qui craignent que le mariage turco-européen ne devienne dysfonctionnel.

Toutefois, quel que soit leur rythme, les négociations ne s'interrompront pas toutes seules. Tant que la Turquie garde une perspective rationnelle sur les bénéfices du processus d'adhésion, les négociations ne s'arrêteront pas. Comme le suggérait déjà Michael Emerson en décembre 2006, la Turquie devrait « jouer calmement, sur le long terme », et « continuer à s'aligner avec l'acquis de l'UE de manière unilatérale, en donnant la priorité aux éléments qui sont clairement utiles au système économique et politique turc ».

La Turquie a jusqu'ici suivi ces conseils. Il est très probable qu'elle continuera de le faire dans les années à venir. C'est grâce à sa ténacité et à son engagement auprès du processus d'adhésion à l'UE que la Turquie est un pays plus démocratique, à l'économie plus forte, qu'il y a dix ans. Après tout, ce sont les intérêts qui animent le processus d'élargissement, et non les grands discours ou un idéalisme naïf. Si personne ne peut prédire l'avenir, il est raisonnable aujourd'hui d'avancer qu'un souffle de vie va pour longtemps continuer à animer l'histoire de l'adhésion turque.