Une cour avisée – Le Rwanda, les pays tiers sûrs et la Manche en 2023
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Le 29 juin 2023, la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles a rendu un arrêt historique, qui aura des répercussions sur l’avenir du système juridique de protection des réfugiés au niveau global, l’avenir de l’asile et le principe dit « des pays tiers sûrs ». Elle a répondu à deux questions : Le principe de base de l’accord conclu entre le Royaume-Uni et le Rwanda en 2022, qui consiste à transférer les demandeurs d’asile au Rwanda, et ainsi, réduire l’immigration irrégulière à travers la Manche vers le Royaume-Uni, est-il conforme au droit international ? Et, le Rwanda est-il, aujourd’hui, un pays tiers sûr ? Les réponses de la Cour d’appel, « oui » pour la première question et « pas encore » pour la seconde, indiquent la voie à suivre au Royaume-Uni ainsi qu’aux autres gouvernements européens qui cherchent à contrôler l’immigration tout en respectant la Convention de Genève relative au statut des réfugiés et la Convention européenne des droits de l’homme.
En avril 2022, un « partenariat pour l’immigration et le développement économique » entre le Royaume-Uni et le Rwanda a été présenté à Kigali, la capitale rwandaise. Les responsables politiques rwandais ont salué cette initiative et accepté la relocalisation des migrants depuis le Royaume-Uni. Le Rwanda s’engage à créer des conditions d’accueil « adéquates », à garantir une liberté de circulation « permanente », à veiller sur leur santé et leur sécurité, et leur assurer un accès aux procédures d’asile. Le Royaume-Uni, quant à lui, s’engage, d’une part, à payer tous les coûts associés et de l’autre, à soutenir les efforts de développement du Rwanda.
Le 27 avril 2022, Filippo Grandi, le haut-commissaire pour les réfugiés, a réaffirmé son opposition à « l’intention du Royaume-Uni d’externaliser vers d’autres pays leurs obligations en matière de protection des réfugiés et des demandeurs d’asile. Ces efforts visant à transférer leur responsabilité vont à l’encontrede la lettre et de l’esprit de la Convention relative au statut des réfugiés, à laquelle le Royaume-Uni a adhéré. » Dans les documents qu’il publie, le HCR continue cependant de présenter l’« externalisation » comme illégale. Mais est-ce vraiment le cas ? La réponse donnée par cinq juges dans deux décisions successives rendues par la justice britannique, l’une par la Haute Cour d’Angleterre et du Pays des Galles en décembre 2022 et l’autre par la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays des Galles cette semaine, est claire : non !
Un transfert vers un pays tiers sûr ne constitue pas en soi une violation du droit international ou des droits de l’homme. En décembre 2022, deux juges de la Haute Cour d’Angleterre et du Pays des Galles ont estimé que les transferts vers le Rwanda au titre du protocole d’accord conclu entre le Royaume-Uni et le Rwanda étaient conformes au droit et ne violaient aucunement la Convention relative au statut des réfugiés, la Convention européenne des droits de l’homme ou la législation britannique en la matière. En juin 2023, trois juges de la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays des Galles se sont accordés sur le principe suivant : si le demandeur d’asile ne risque pas la persécution ou le refoulement dans le pays vers lequel il est reconduit, il aura effectivement bénéficié de la protection que la Convention est censée lui accorder.
Dans le même temps, la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays des Galles a estimé que le Rwanda n’était pas encore un pays tiers sûr : dans l’ensemble, deux des trois juges ont conclu que le système d’asile naissant du Rwanda n’était pas suffisamment effectif : « L’histoire et la situation sur le terrain démontrent que ces mécanismes n’ont pas encore été pleinement opérationnels. Ils pourront l’être à l’avenir, mais ils ne le sont pas, à l’évidence, aujourd’hui. » Il s’agit d’un jugement judicieux qui devrait être salué par tous ceux qui souhaitent que le principe dit des pays tiers sûrs soit un outil permettant de renforcer, et non d’abaisser, les standards de protection dans le monde.
Quelle est la position actuelle du gouvernement britannique sur ce sujet ? Il existe une stratégie alternative pour mettre fin aux traversées irrégulières de la Manche de manière humaine et légale, sans transfert vers le Rwanda. Il s’agit de renvoyer, après une date butoir convenue, tous les migrants vers des pays qui sont incontestablement sûrs : la France, l’Allemagne, les pays du Benelux. Le Royaume-Uni, à son tour, doit offrir en guise de solidarité, de réinstaller des réfugiés qui se trouvent actuellement dans les pays européens concernés étant donné qu’il reçoit beaucoup moins de demandes d’asile et qu’il accorde beaucoup moins de protection que la France ou l’Allemagne.
L’année dernière, 46,000 personnes ont traversé la Manche. Nous pensons que c’est à la France, à l’Allemagne et à d’autres pays réunis au sein d’une coalition de pays volontaires de proposer, et non pas au Rwanda, de reprendre tous les demandeurs d’asile qui traversent la Manche, dès que le Royaume-Uni aura traité leur dossier conformément à sa législation. Cela mettra rapidement un terme aux traversées. En contrepartie, le Royaume-Uni consentira à accepter tous les ans sur son sol, et ce pendant les trois années à venir, jusqu’à 40,000 réfugiés reconnus ou demandeurs d’asile en provenance de ces partenaires de l’UE. Cela mettra fin, à la fois, à l’immigration irrégulière et aux décès, conformément à toutes les conventions européennes relatives aux droits de l’homme.
L’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays des Galles est également un message adressé au Rwanda ainsi qu’à d’autres pays africains. Il est possible de devenir un pays tiers sûr, et ainsi, de contribuer à la réduction du nombre de migrants décédés lors des traversées. Le Rwanda peut encore être un pionnier africain, comme il l’a été dans sa coopération avec le HCR pour aider les demandeurs d’asile piégés en Libye. Il mérite d’ailleurs d’être soutenu. Toutefois, pour devenir vraiment un pays tiers sûr, il faudra faire plus que des déclarations politiques. Il faut garantir l’accès à un système d’asile qui fonctionne. Et ça, c’est la condition sine qua non pour convaincre les juges européens.
Il reste encore du chemin à parcourir.